Quand la culture d’entreprise devient un champ de bataille : le cas Ben&Jerry’s

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La nouvelle est tombée le 17 septembre : Jerry Greenfield, l’un des deux cofondateurs de la célèbre marque de glaces américaine Ben&Jerry’s, claque la porte de l’entreprise. Une annonce qui signe la fin d’un duo historique, sur fond de désaccords liés aux valeurs de la marque.

Un cas d’école révélateur de l’impact de la culture d’entreprise : capable de rassembler les équipes autour d’un projet commun… mais aussi de créer des fractures lorsqu’elle n’est plus partagée. Analyse.

La culture d’entreprise comme héritage fondateur

L’activisme aux racines de la marque

L’histoire de Ben & Jerry’s, c’est celle de deux copains – Ben Cohen et Jerry Greenfield – qui, en 1978, transforment une ancienne station-service de Burlington, dans le Vermont, en une petite boutique de glaces artisanales. Dès le départ, leur démarche dépasse le simple commerce : ils veulent “faire du business autrement”, en alliant plaisir gourmand, militantisme social et respect de l’environnement.

Ce modèle devient rapidement une marque de fabrique. Les parfums décalés, les packagings ludiques et les campagnes de communication engagées (contre le changement climatique, pour la justice sociale, en faveur de l’agriculture durable…) forgent une identité unique dans l’univers très concurrentiel de l’agroalimentaire.

Le duo n’a pas peur de s’engager, et ils le prouvent à plusieurs reprises :

  • 1989 : ils s’opposent à l’hormone de croissance recombinante bovine, inquiets de son impact économique négatif sur les exploitations agricoles familiales.
  • 2005 : l’entreprise lance le “Climate Change College”, un programme de sensibilisation pour former des jeunes activistes à la lutte contre le changement climatique.
  • 2006 : le groupe adopte la certification Fairtrade (commerce équitable) pour l’ensemble de ses ingrédients phares (cacao, sucre, bananes, vanille, café).
  • 2009 : en soutien à la décision de l’Etat du Vermont de reconnaître officiellement le mariage homosexuel, la marque renomme sa glace Chubby Hubby (”mari dodu”) en Hubby Hubby (”mari mari”).
  • 2020 : Ben&Jerry’s prend position après la mort de George Floyd, avec un communiqué intitulé Dismantling white supremacy, demandant des réformes systémiques contre le racisme.
capture d'écran de la page "activisme" de Ben&Jerry's

Le défi de la gouvernance

Un activisme à toute épreuve, qui s’accélère presque ironiquement quand le géant Unilever, en 2000, rachète Ben & Jerry’s. Le duo accepte, mais à une condition : ils obtiennent le droit de conserver un conseil d’administration indépendant et une mission sociale.

Cette clause leur permet de poursuivre leur projet militant sans être entièrement absorbés par la logique financière d’un grand groupe coté en bourse. La gouvernance atypique de Ben & Jerry’s devient alors un laboratoire : elle montre qu’il est possible d’intégrer une entreprise militante dans une multinationale, tout en préservant une autonomie stratégique et une cohérence avec ses valeurs fondatrices.

Mais en 2025, l’engagement de Jerry Greenfield dans le conflit israélo-palestinien vient fissurer cet équilibre en apparence stable : il quitte l’entreprise, déplorant que l’entreprise ne soit plus en accord avec ses valeurs.

La culture d’entreprise à l’épreuve de la gouvernance

Des tensions préexistantes

Le 16 mai dernier, Ben Cohen, fondateur des glaces Ben & Jerry’s, interrompt une séance du Congrès américain avec d’autres militants pour protester contre le soutien des États-Unis au gouvernement israélien dans sa guerre à Gaza. Il se fait expulser du Congrès, sous l’oeil vigilant des caméras.

Cette scène cristallise l’opposition entre les fondateurs de la marque, et le géant Unilever. Des tensions à l’oeuvre depuis plusieurs années déjà, puisque le duo avait essayé en 2022 d’empêcher Unilever de vendre ses glaces dans les colonies de Cisjordanie, en vain.

La fin d’une ère

Le 17 septembre, un tournant majeur s’opère : Jerry Greenfield annonce son départ de l’entreprise. Dans une lettre relayée par Ben Cohen sur X, il explique que défendre “les valeurs de justice, d’équité et notre humanité commune n’a jamais été aussi important”, déplorant que Ben & Jerry’s ait été “réduit au silence”, mis de côté par peur de froisser les puissants.

La critique vise non seulement Unilever, maison-mère de la marque, mais aussi l’administration Trump. Greenfield insiste : ”Il est facile de s’exprimer quand rien n’est en jeu. Le véritable test des valeurs, c’est lorsque les temps sont difficiles et qu’on a quelque chose à perdre.”

Pour lui, Ben & Jerry’s a toujours représenté davantage que des pots de glace colorés : un outil militant, porteur d’un message d’amour, d’équité et de justice, une invitation à se battre pour un monde meilleur.

capture d'écran de la lettre de Ben Cohen publiée sur X au nom de Jerry Greenfield, cofondateur de Ben&Jerry's

Ce que nous enseigne le cas Ben&Jerry’s sur la culture d’entreprise

Ben & Jerry’s illustre un cas extrême mais riche d’enseignements :

👉 La culture d’entreprise n’est pas un simple outil marketing : c’est une force vive qui peut unir ou diviser. Chez Ben & Jerry’s, l’ADN militant – longtemps moteur d’engagement et de fierté – se retrouve aujourd’hui en tension avec les réalités d’un grand groupe comme Unilever.

👉 Quand les dirigeants ne partagent plus la vision, la cohérence s’effrite : la culture d’entreprise doit être incarnée jusqu’au sommet par des dirigeants qui en sont intimement convaincus.

👉 La marque employeur doit être cohérente aussi bien en interne qu’en externe : au risque de fragiliser la confiance des salariés.

👉 La culture d’entreprise n’est pas figée : elle est sans cesse négociée, réinterprétée, parfois dénaturée. Si elle peut constituer un formidable levier de différenciation et d’engagement, elle reste fragile face aux impératifs économiques et aux rapports de force actionnariaux.

👉 L’engagement d’entreprise n’est pas neutre. Pour rester crédible en interne comme en externe, il faut définir très clairement jusqu’où l’on peut aller, comment protéger cette mission, et surtout comment aligner tous les niveaux de gouvernance. Sinon, la culture devient une source de fractures plutôt qu’un levier d’attractivité.

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