Vers une américanisation du travail français ?

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En ce début de rentrée, la France gronde. Le blocage national prévu le 10 septembre en est la preuve : le pays est profondément divisé. Entre hausse du chômage, crise économique et déficit public, le climat social n’est pas au beau fixe.

Et ce ne sont pas les mesures annoncées par le gouvernement qui risquent d’inverser la tendance. Moins de jours fériés, réforme de l’assurance chômage : le monde du travail en France ne serait-il pas en train de s’aligner sur le modèle nord-américain ? L’américanisation de la vie professionnelle est-elle déjà en marche ? Débat.

La France au travail, made in USA

Les réformes en cours comme signes de mutation

Deux jours fériés en moins. C’est l’une des propositions évoquées par le Premier Ministre François Bayrou pour contribuer aux 40 milliards d’euros d’économies nécessaires au budget 2026. Une idée massivement rejetée par les Français qui, selon un sondage Odoxa, seraient 84% à s’y opposer.

“Travail gratuit”, “impôt déguisé” : les arguments contestataires pointent du doigt une remise en cause frontale d’un acquis social considéré comme intouchable. Dans un pays où la valeur du temps libre et de la protection sociale fait partie de l’identité collective, réduire les jours fériés revient à bousculer un équilibre déjà fragile.

À cela s’ajoute la réforme de l’assurance chômage proposée par le gouvernement, motivée par un objectif : générer des économies de 2 à 2,5 milliards d’euros par an entre 2026 et 2029. Parmi les mesures au programme :

  • Raccourcir la durée d’indemnisation des demandeurs d’emploi ;
  • Réviser les « conditions d’indemnisation » des ruptures conventionnelles.

Un durcissement inspiré d’un modèle plus libéral, que vos voisins nord-américains ne connaissent que trop bien. Autant de signaux qui nourrissent l’inquiétude d’une partie de l’opinion publique.

Car derrière ces réformes budgétaires se profile une question plus large : la redéfinition du contrat social français. Faut-il sacrifier une part du modèle protecteur au profit d’une compétitivité accrue ? Ou bien défendre coûte que coûte ces acquis historiques, au risque d’alourdir encore la dette et de fragiliser l’économie ?

La référence implicite au modèle nord-américain

“Il faut travailler plus”. Ces mots, prononcés par François Bayrou, mettent en lumière la préoccupation première du gouvernement. La priorité est donnée au travail et à la flexibilité plutôt qu’aux préoccupations sociales.

Un modèle qui tend à ressembler à celui des États-Unis, dans lequel le travail est perçu comme valeur centrale de la réussite individuelle. Et qui fait donc craindre un glissement progressif vers un système où l’on peut dire à son employé “You’re fired” quand bon nous semble.

Face à ce tournant, les parallèles avec le modèle nord-américain se multiplient. Aux États-Unis, le nombre de jours de congés payés est bien plus réduit qu’en France (14 jours de congés par an en moyenne, contre 30 jours en France), et la protection sociale, souvent conditionnée à l’emploi, reste fragile. Le travail y est conçu comme un vecteur d’ascension personnelle, davantage qu’un droit social collectif.

Cette philosophie, centrée sur la performance et l’adaptabilité, semble aujourd’hui inspirer certaines entreprises françaises. Or, si cette évolution peut apparaître comme une réponse pragmatique aux défis économiques mondiaux, elle soulève en retour un profond malaise : la crainte de voir disparaître ce qui fait la singularité du “modèle social à la française”.

Une culture d’entreprise déjà influencée par les États-Unis

Le culte de la performance et de la productivité

On oppose souvent le “modèle social à la française” à l’approche nord-américaine, comme si l’un demeurait à l’abri de l’autre. Pourtant, la crainte d’un basculement vers un “workaholism” à l’américaine masque parfois une réalité moins visible : notre système de travail et nos pratiques managériales portent déjà l’empreinte de l’influence des États-Unis.

Cette influence s’est diffusée progressivement, à travers différents vecteurs :

  • Le fordisme et le taylorisme, importés d’outre-Atlantique au début du XXème siècle, qui ont profondément structuré l’organisation du travail industriel en France.
  • La pression sur les résultats et la logique du mérite individuel, héritées des modèles de management américains, qui tendent à primer sur la reconnaissance collective.
  • La valorisation du présentéisme et du dépassement de soi, où l’engagement visible et l’investissement personnel sont perçus comme des gages de loyauté et de performance, au détriment parfois de l’équilibre vie professionnelle/vie privée.

En somme, loin d’être une simple menace future, l’américanisation de notre culture d’entreprise s’est déjà installée dans les mentalités et dans les modes d’organisation du travail.

L’essor de la culture startup en France

Quoi de plus symbolique que la culture startup pour illustrer l’américanisation déjà amorcée du système salarial français ? Importé tout droit de la Silicon Valley, le modèle s’est progressivement installé en France. Paris et ses incubateurs (Station F en tête) ont servi de tremplin, avant que cet état d’esprit ne diffuse largement dans d’autres grandes villes françaises.

La startup incarne un rapport au travail profondément marqué par les codes américains :

  • Flexibilité et disponibilité permanente : horaires extensibles, brouillage de la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle.
  • Discours managérial importé : vocabulaire anglicisé, culte de l’optimisme (« think positive »), vision binaire du succès (« winner/loser »).
  • Valorisation du risque et de l’innovation : l’échec est présenté comme une étape d’apprentissage, dans la droite ligne du modèle californien.
  • Engagement total des salariés : implication forte, esprit d’équipe, loyauté à l’entreprise plutôt qu’à des droits collectifs.

Si cette dynamique séduit par son énergie, sa créativité et son potentiel de croissance, elle révèle aussi une véritable transformation culturelle : celle d’un salariat plus individualisé, plus compétitif, et moins attaché aux protections collectives.

Mais la France reste le pays de la contestation

Une tradition de luttes sociales profondément ancrée

Si le modèle américain inspire certaines réformes et pratiques, la France conserve une singularité indéniable : celle d’un pays où la contestation fait partie de l’ADN collectif.

De 1789 à Mai 68, en passant par les grandes grèves de 1995, l’histoire nationale est jalonnée de mobilisations populaires qui rappellent que le peuple français n’accepte jamais passivement les changements imposés.

La grève et la manifestation sont devenues des modes d’expression légitimes, presque institutionnalisés, au point de constituer une véritable culture politique. Encore aujourd’hui, les syndicats gardent une capacité de mobilisation qui oblige les gouvernements à composer avec la rue.

Une résistance culturelle à l’américanisation totale

Car si la compétitivité et l’adaptabilité sont des priorités économiques, elles se heurtent à une résistance culturelle. Les Français restent profondément attachés à leurs acquis sociaux : les 35 heures, la sécurité sociale, les congés payés, les jours fériés. Autant de symboles d’un modèle qui place la solidarité et la qualité de vie au centre.

La perspective d’un basculement vers un système perçu comme plus inégalitaire et brutal – à l’image du modèle nord-américain – suscite une défiance quasi instinctive. Un sondage révèle ainsi que 59 % des Français estiment travailler “suffisamment”, quand seuls 26 % considèrent que l’on ne travaille “pas assez”. Ce sentiment est particulièrement fort parmi les actifs eux-mêmes, tandis que les retraités se montrent plus enclins à juger que le pays devrait travailler davantage.

 

La France est à la croisée des chemins. D’un côté, la tentation d’un modèle où l’on travaille plus, coûte que coûte, quitte à rogner sur nos acquis. De l’autre, la défense d’un modèle social unique au monde, fruit de décennies de luttes et de conquêtes collectives.

Entre ces deux visions s’esquisse un choix de société : voulons-nous d’une France qui s’aligne sur le “toujours plus” américain, ou d’une France qui continue à affirmer qu’un temps de vie digne vaut autant qu’un temps de travail ?

Car ce débat dépasse les chiffres et les budgets : il touche au cœur de notre identité. Sommes-nous prêts à sacrifier nos jours fériés, nos droits, notre conception du collectif au nom d’une compétitivité abstraite ? Ou déciderons-nous de bâtir un avenir où l’économie se met au service de l’humain, et non l’inverse ?

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